D’Alaska à Bruxelles : fragments d’un monde en recomposition.

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Auteur: Natalia Routkevitch, journaliste franco-russe.
 
Indépendamment de l’issue des négociations en Alaska – qui, en tout cas, semblent plutôt marquer un début que la fin d'un long chemin – voici quelques réflexions lapidaires sur le processus du rééquilibrage des pôles d’influence mondiaux et les transformations internes des systèmes politiques européens que l'auteur juge significatives. 
1. La naissance du « Nord Global »?
Dans un article publié en 2023, le « mage du Kremlin » Vladislav Sourkov imagine l’émergence d’un « Grand Nord » réunissant Russie, États-Unis et Europe dans un bloc géopolitique et culturel commun. Selon lui, la notion de « Sud global » ne peut exister sans un « Nord global » et il invite à observer les premiers contours d’un tel bloc. Il rappelle que plusieurs unions improbables se sont réalisées dans le passé et que l’idée d’un espace partagé mérite d’être envisagée pour l’avenir.
Sourkov estime que, même si un véritable rapprochement ne se produira pas de son vivant, il pourrait advenir sur plusieurs décennies. L’émergence de ce bloc serait lente et douloureuse, mais possible. Selon lui, ce rapprochement aurait pu débuter dans les années 2000 si la proposition d’adhésion russe à l’OTAN n’avait pas été rejetée. Ce projet repose sur des racines culturelles communes et ne se veut ni utopique ni dystopique, mais apparaît comme une alternative à l’opposition Est/Ouest.

 

Au moment de sa publication, l’article a suscité incompréhension et une salve de critiques, et a valu à Sourkov une enquête après une plainte citoyenne pour vérifier la conformité du texte avec la législation russe.
 
2. La fragmentation du monde plutôt que la division en 2 blocs.
Le « mage du Kremlin » a-t-il vu juste, du moins en partie ? Après des semaines de mouvements diplomatiques erratiques, ayant rapproché les pays du BRICS alors que l’intention initiale était inverse, Donald Trump aurait-il opté pour une sorte de « Grande transaction » avec Moscou, dont la partie la plus visible serait la coopération en Arctique ?
Selon un nombre d’observateurs, Trump chercherait à briser le bloc eurasiatique Russie–Chine–Iran–Corée du Nord en poussant Moscou à se concentrer sur le « Nord Global », où les États-Unis lui proposent une coopération. Dans ce scénario, Russie et États-Unis géreraient ensemble un espace arctique fermé, évinçant des puissances comme la Chine, tout en laissant une place mineure à des acteurs moins importants (Canada, Norvège). La rencontre envisagée en Alaska symboliserait cette nouvelle entente autour d’un « espace nordique » commun.
Pour Washington, Moscou n’est pas la menace principale : c’est Pékin. D’où l’idée d’un partage d’influence nordique avec la Russie, pendant que la confrontation majeure se déplacerait vers le sud de l’Eurasie. Dans cette configuration, il ne s’agirait pas d’une division du monde en deux blocs mais d’une fragmentation en plusieurs blocs situatifs. Pour la Russie, cela ne supprimerait nullement sa coopération avec le BRICS et le Sud global, mais créerait un autre espace de coopération important. Quant au dialogue russo-américain sur d’autres sujets, son rétablissement est nécessaire pour les questions évidentes de sécurité globale.
 
3. Et l’Europe dans tout ça ?
Dans les années 1930, Paul Valéry se demandait :
« L’Europe deviendra-t-elle ce qu’elle est en réalité, c'est-à-dire un petit cap du continent asiatique ? Ou bien l’Europe restera-t-elle ce qu’elle paraît, c’est-à-dire la partie précieuse de l’univers terrestre, la perle de la sphère, le cerveau d’un vaste corps ? »
La question semble résolue depuis quelque temps déjà. Le leadership européen donne souvent des preuves retentissantes de sa défaillance. Sombrer dans le néant n’était pas une fatalité, mais un choix. Comme le disait de Gaulle, l’Europe unie fut « une excuse à toutes les dérobades, à toutes les lâchetés ». Le projet fondateur de l’UE consistait à remplacer les nations par un vaste marché, les hommes politiques par des institutions et les citoyens par des consommateurs. Nous y sommes.
Où s’est déplacé le centre de gravité des décisions ? Si les nations ont été écartées et les hommes politiques transformés en comédiens, quelles mécanismes décisionnels y sont à l’œuvre ? Plutôt que se laisser bercer par les slogans « Europe c’est la paix » etc., les Européens devraient chercher à comprendre le fonctionnement réel du bloc en décortiquant notamment le poids des lobbies. Qui est immense au sein de l’Union…
Depuis quelques années, un bloc militaire se forme au sein de l’UE, soutenu par la volonté politique des élites et par de puissants lobbies de l’armement. En 2022, les dix plus grandes entreprises d’armement européennes ont investi ensemble 4,7 millions d’euros en lobbying auprès des institutions européennes (selon Corporate Europe Observatory).
Les liens entre l’industrie de l’armement et l’Union européenne ne datent pas d’hier. En 2019, la Commission européenne a créé la Direction générale de l’industrie de la défense et de l’espace (DEFIS) — la seule pour laquelle une direction générale autonome a été mise en place. Selon Mark Akkerman (Stop Wapenhandel), « les institutions et décideurs de l’UE sont très réceptifs au lobbying du secteur de l’armement, et cette coopération s’est intensifiée depuis la guerre en Ukraine. »
Pour les peuples européens, la militarisation et la fabrication d’un nouvel ennemi ne constituent nullement une priorité, d’autant qu’elle se fait évidemment au détriment d’autres dépenses. Mais les acteurs du complexe militaro-industriel (CMI) se frottent les mains. Les médias, loin de jouer un rôle critique, leur servent souvent de relais, devenant de véritables marchands de peur - d'où le nom qui leur a été attribué par P. Conesa "le complèxe militaro-intellectuel" dont l’objectif est simple : vendre la guerre.
Les origines et les raisons de cette attitude européenne ne se limitent certes pas aux seuls intérêts du CMI et mériteraient un développement beaucoup plus approfondi.
Quant à ceux qui s’opposent à cette logique — chercheurs, députés, analystes indépendants, ou ceux qui réclament plus de transparence et un contrôle démocratique — ils seront de plus en plus rares. Et ceux qui oseront mettre des bâtons dans les roues de cette machine risquent d’être impitoyablement broyés.
 
4. Souverain est celui qui…
Une notion à garder en tête est celle de la souveraineté négative, ou pouvoir de nuisance. Celui qui ne possède pas la souveraineté nécessaire pour guider son pays peut néanmoins s’arroger la capacité de saper les décisions des autres. Ce pouvoir ne doit pas être sous-estimé.
Enfin, on pourrait avancer que la souveraineté 2.0 consiste, en grande partie, à imiter un processus démocratique et à mobiliser des masses dans différents points du monde via une minorité active, dans son propre intérêt. Autrement dit, il s’agit souvent d’une imitation de la volonté populaire à travers des groupes organisés.
Ce phénomène n’est pas nouveau : l’usurpation de la notion de société civile et du droit de parler au nom du peuple par des minorités actives a toujours existé. Mais les mécanismes de contrôle de ces minorités ont radicalement changé au XXIᵉ siècle. Aujourd’hui, des groupes formés et dirigés de l’extérieur exercent des pressions et jouent une mise en scène destinée à des publics externes, donnant l’illusion d’une qualité démocratique là où il n’y en a pas. Le système médiatique participe à installer cette illusion dans l’esprit du public.
Noam Chomsky décrit le système médiatique occidental comme un « lavage de cerveaux en liberté » : la censure et la « ligne rouge » ne sont jamais formellement énoncées, mais toute personne qui ne satisfait pas certaines exigences minimales est exclue des espaces d’influence. Pour Chomsky, comme pour d’autres penseurs de gauche, cette ligne rouge est fixée par le capital et le pouvoir qui le sert — mais d’autres facteurs sont également à l’œuvre.
On observe un curieux renversement des rôles : ce ne sont plus les États qui utilisent les médias et les intellectuels pour justifier leur politique, mais ces derniers qui imposent leurs choix aux dirigeants politiques. Il s’agit d’une nouvelle relation complexe entre pouvoir politique et monde médiatique.
Or, le dirigeant-entrepreneur-comédien, qui surfe sur les émotions et cherche coûte que coûte à séduire l’opinion publique — captée par la minorité bruyante qui fait la pluie et le beau temps — est l’opposé du bon dirigeant tel que décrit par Thucydide.
Pour ce dernier, savoir contenir ses émotions et ne pas chercher à plaire constitue la manifestation la plus éclatante de l’autorité :
« …Quand on pense que Périclès, grâce à l’estime qu’il inspirait, à son intelligence et à son évidente intégrité, avait acquis une autorité qui lui permettait de contenir le peuple tout en respectant sa liberté. Il n’était pas de ceux qui se laissent diriger par [le peuple] plutôt qu’ils ne le dirigent, car ne cherchant pas à accroître son pouvoir par des moyens condamnables, il ne lui adressait jamais de paroles dictées par la complaisance. Tel était le crédit dont il jouissait qu’il allait de même jusqu’à provoquer sa colère en s’opposant à ses désirs … Parmi ses successeurs, aucun ne put affirmer une véritable supériorité ; désirant tous cette première place, ils cherchèrent donc le plaisir du peuple, au détriment de l’intérêt public.” »