Auteur: Jean-Robert Raviot, professeur de civilisation russe contemporaine à l'université Paris-Nanterre.
Navalny est à l’origine un militant anti-corruption et un lanceur d’alerte très efficace. Au cours des dix dernières années, il s’est transformé en leader populiste, menant sans relâche une campagne contre la corruption de l’élite dirigeante suprême russe. Il est devenu le chef de file de la contre-culture anti-establishment en Russie. Cet activisme multiforme et médiatisé n’a pas débouché sur la constitution de la force politique d’alternance dont la Russie aurait besoin. Au-delà de la révélation des schémas de corruption des dirigeants et de la dénonciation morale du luxe kitsch dans lequel se vautrent les puissants, Navalny ne parle ni de social, ni de politique étrangère, ni de politique économique ou monétaire, ni de réforme administrative, ni de politique fédérale. Il ne développe ni pensée, ni programme politique. Néanmoins, son réel courage, toujours habilement présenté - pour ne pas dire mis en scène - dans des campagnes médiatiques à répétition et au timing parfait, son style, son look, sa spontanéité et son discours parlent aux jeunes, et aux très jeunes, nés dans les années 2000. Il a su étendre son public de fans et ses réseaux de militants aux régions russes depuis 2016.
C’est un lanceur d’alerte devenu un peu rock star. Comme lanceur d’alerte, Navalny, ce n’est ni Snowden, ni Assange, qui en connaissent un rayon question persécution judiciaire, et qui n’ont pas remis les pieds aux Etats-Unis, eux !... Assange et Snowden, comme lanceurs d'alerte, ont totalement ringardisé Navalny, dont les révélations sont certes séduisantes, médiatiques, agrémentées de vidéos style Netflix, humour et ironie en prime - on est loin de la lourdeur un peu didactique de Wikileaks ou de Citizenfour - mais... ce sont des révélations qui ne révèlent jamais leurs sources, qui n’exposent que de manière limitée les documents, qui ne permettent donc pas au citoyen de se saisir directement de l’information. A la différence d’Assange et de Snowden, Navalny est donc un faiseur d’opinion plutôt qu'un lanceur d'alerte, et il est devenu aussi, de ce fait, un rouage de la guerre de l’information qui fait rage entre la Russie et l’Occident. Qui, du reste, aurait l’idée saugrenue de présenter le lanceur d'alerte Snowden comme l’opposant n°1 à l’establishment de Washington ?... La tentative d’assassinat ratée, conduite contre lui en 2020 par un improbable "cabinet des poisons" composé d'inénarrables bras cassés du FSB, renforce encore l’idée que Navalny n’est qu’un pion dans la "nouvelle guerre froide", ce qui ne l'aide pas à améliorer son image, plutôt négative, et sa cote de confiance, encore faible, auprès de l’opinion russe. Pas plus que sa "pipolisation" par la presse occidentale à la suite de l'empoisonnement d'ailleurs.
Il y a une grande agitation autour de Navalny dans les réseaux sociaux depuis son retour en Russie et la publication de sa vidéo de deux heures sur le "Palais de Poutine", dont j'ai déjà dit ici ce que j'en pensais. C'est le signe, disent les partisans de Poutine, qu’une "révolution de couleur" est en préparation. Navalny, nouveau Lénine, fraîchement débarqué d’Allemagne pour porter en Russie sédition, révolution et déstabilisation?... S’il est impossible d'apporter le moindre début de commencement de preuve de ce que les services occidentaux appuient Navalny et ses entreprises, il est en revanche très clair qu’une grande partie de l’establishment occidental et de ses médias applaudiraient à tout rompre, et même soutiendraient sans réserve une révolution qui le porterait au pouvoir. L’ancien ambassadeur américain à Moscou, l’influent politiste et éminent spécialiste de la Russie Michael McFaul, appelle le nouveau pouvoir américain à élaborer une nouvelle stratégie de containment de la Russie de Poutine - comme après la Seconde guerre mondiale avec l'URSS de Staline - et exhorte l’Occident libéral à soutenir les forces "oeuvrant à la préparation de l’après-Poutine"...
La révolution promue par Navalny est une révolution sans programme, qui promeut le renversement d’un pouvoir corrompu, mais n’envisage pas l’après. Or, l’alternance pour l’alternance, c’est un danger pour la stabilité de l’Etat, et c’est encore perçu comme tel par une majorité de Russes, qui gardent très présentes à l’esprit les "folles années 1990", et connaissent fort bien le prix inestimable de la stabilité. La génération née dans les années 1990 et 2000, elle, ne se souvient pas de ces années sombres et angoissantes de la "transition"… L’objectif de Navalny, c’est une révolution sans programme, sans projet, de type purement populiste. Un populisme que l'establishment occidental dénonce à la maison, mais semble encourager hors de chez lui. Une révolution populiste qui se nourrit de l’invisibilisation de la classe ouvrière et de la petite classe moyenne – encore loyale, mais pour combien de temps encore?, au pouvoir poutinien – et que ses promoteurs, Navalny en tête – malgré son "patriotisme", qu'il réaffirme de temps à autre, ce qui le distingue du gros des troupes de l’intelligentsia libérale et démocrate russe – traitent de "zombie" (majorité poutinienne zombifiée par la télévision). Une révolution sans projet, sans espérance de changement autre que de renverser le pouvoir corrompu (et de le remplacer par qui ?...), qui séduit la jeunesse des métropoles issue de la classe moyenne (en réalité classe moyenne supérieure) versée dans la culture des réseaux sociaux, la culture de l'immédiateté et des slogans, sans réelle culture politique.
L’arrivée au pouvoir de leaders protestataires et populistes dans un contexte de rejet massif de l'ancienne classe dirigeante corrompue relève du déjà-vu, et du très récemment déjà-vu dans l’espace post-soviétique : en Ukraine et en Arménie, l'arrivée au pouvoir de leaders apolitiques estampillés "anti-corruption" qui s'avèrent totalement incompétents une fois au pouvoir, a conduit à des catastrophes politiques et/ou économiques, et aussi au retour de la guerre…