Автор: Наталья Руткевич, журналист, политолог. https://www.facebook.com/natalia.rko
Trente ans. Cela fait trente ans, jour pour jour, que le pays où moi-même, mes parents et plusieurs de mes grands-parents étions nés et avions grandi a été rayé de la carte.
Le 25 décembre, à 19h32 le drapeau soviétique a été enlevé du Kremlin de Moscou et remplacé par le drapeau de la Fédération de Russie. Le même jour Mikhaïl Gorbatchev a démissionné. Le 26 décembre 1991, le Parlement soviétique (Soviet Suprême) a pris acte par une résolution de la disparition de l'Union soviétique.
Ainsi, pour la deuxième fois en l'espace de 74 ans, les Russes se sont retrouvés brutalement dessaisis de leur État; en 1991, comme avant, en 1917, la minorité active et agissante avait imposé sa volonté de rupture radicale au reste de la population.
Un peu sonnés par la tournure qu'avaient pris les évènements, échappés au contrôle de l'apprenti sorcier de Gorbatchev, nous étions toutefois, en ce 26 décembre, pleins d'espoirs et plutôt confiants en l'avenir. A l'époque on pensait qu'on allait garder des liens étroits avec les ex-républiques au sein d'une nouvelle union, la Communauté des Etats Indépendants (même si ceux qui l'avaient conçue savaient qu'il n'en serait rien). Nous entrions en 1992, citoyens d'un nouveau pays et d'une nouvelle union, faisant enfin partie du "monde libre" et désireux de réussir notre "transition démocratique".
Nous ne nous doutions pas que la décennie à venir allait nous apporter un lot de tragédies : un appauvrissement spectaculaire, des guerres, des attentats, une menace d'éclatement total de ce qui restait de l'Etat russe, la dépopulation, l'atomisation, la criminalité rampante et la disparition du cadre légal au profit de la loi de la pègre... Nous ne savions pas que les services publics seraient démolis, que l'espérance de vie de nos hommes allait dégringoler pour descendre en dessous de 60 ans, que la natalité allait chuter, que nous verrions nos grand-mères réduites à ramasser des bouteilles vides pour pouvoir se faire un peu d'argent en les portant à la consigne, que le pays entier allait se transformer en un énorme marché de rue, un royaume de chacun pour soi…
Nous ne pouvions pas savoir que c'était une "étape dure mais nécessaire" sur le chemin vers la société démocratique, comme les experts du FMI nous l'ont expliqué doctement quelques mois plus tard.
Nous ne savions pas non plus que notre jeune démocratie ne vivrait pas longtemps, que le premier coup y serait porté en 1993, avec le carnage du Parlement, et le second, qui la transformerait définitivement en un ordre autoritaire, dirigé par la "Famille" et ses oligarques, en 1996. Faut-il s'étonner qu'au bout de quelques années d'une telle "transition démocratique", le mot même de la "démocratie libérale" a acquis chez nous une connotation péjorative et sert surtout à qualifier un régime comprador.
Est-ce ce rêve trahi qui nourrit la nostalgie de l'URSS qui n'a jamais disparu et qui est, trente ans après l'effondrement, encore plus prégnante que dans les années précédentes ?
En septembre 2021, près de la moitié des Russes ont déclaré que le système politique soviétique était préférable à tous les autres, et presque deux tiers – que le système économique le plus juste, c'était la planification et la distribution par l'État.
Ces réponses laissent perplexes. En trente ans, les Russes ne se sont-ils pas complètement adaptés au marché en devenant des consommateurs passionnés ? Sont-ils amnésiques ? Ont-ils oublié le poids de l'idéologie, les repressions terribles des années staliniennes, les privations de toute sorte ?
Faut-il voir dans cette nostalgie de la dictature une énième manifestation du caractère national tel qu'il a été décrit par marquis de Custine, déjà en 1839: " Tandis que d'autres nations ont supporté l'oppression, la nation russe l'a aimée, elle l'aime encore, et l'on peut dire des Russes qu'ils sont ivres d'esclavage... Pour se laver du sacrifice impie de toute liberté politique et personnelle, l'esclave, à genoux, rêve la domination du monde. "
On trouvera, sans difficulté, des variations de ce même diagnostic dans les écrits de moult écrivains et publicistes contemporains (occidentaux ou russophones) qui dépeignent "l'homme rouge" exactement sous les mêmes traits que de Custine, en voyant dans le "fanatisme d'obéissance" le trait essentiel du peuple russe.
Les observateurs peu satisfaits de cette explication un brin sommaire iront chercher d'autres motifs au vague et confus sentiment de manque, et découvriront, avec surprise, que la nostalgie de l'URSS est loin d'être systématiquement couplée chez les Russes avec une sympathie pour le communisme ou les mouvements de gauche en général.
L'URSS dont beaucoup d'ex-Soviétiques se souviennent avec un pincement au cœur n'est pas (ou n'est pas que) celle des brochures du marxisme-léninisme et des affiches de propagande. Ils ne se reconnaissent pas non plus dans le miroir tendu par la post-modernité, dans cette image qui semble sortir des opus d'Ayn Rand: celle d'un Goulag géant, de la société complètement asservie par un Etat totalitaire, de la médiocrité standardisée, d'initiative proscrite…
Les repressions, la collectivisation, les famines, la guerre civile et la grande guerre patriotique restent des traumatismes collectifs de tout un peuple, profondément ancrés dans la mémoire collective. Chaque famille porte, dans sa chair, de très nombreux deuils qu'elle n'est pas prête d'oublier. Mais on ne comprendra jamais l'Union Soviétique, son évolution, ni cette nostalgie qui tient, même trente ans plus tard, ses anciens habitants si on réduit 74 ans de l'existence du pays à l'image d'un camp de travail forcé et au Livre noir du communisme.
L'homme soviétique aurait pu (et selon de nombreux concepteurs du marxisme-léninisme, aurait dû) devenir un être unidimensionnel, formaté par sa conscience de classe. Mais, il en a été autrement: il a échappé à ce cadre étroit qui lui a été réservé par les idéologues. Passant de l'antithèse à la synthèse, la société soviétique a fini par digérer l'abstraction communiste à sa façon, l'adapter à ses racines, la remplir par un contenu spirituel ancré dans le réel.
Comme le dit le philosophe soviétique Alexandre Panarine, le peuple a triomphé de l'idéologie, en retrouvant ses origines ; en se servant des possibilités du nouveau système, il s'est approprié l'héritage culturel national (mais aussi des chefs d’œuvre mondiaux).
Ainsi, l'homme soviétique a été façonné autant par l'idéologie dominante que par Pouchkine, Tolstoï, Lermontov et d'autres auteurs classiques.
La Grande guerre patriotique a suscité, elle aussi, le nécessaire retour aux racines: elle a ressoudé le peuple autour d'un objectif surhumain et a ainsi "achevé la formation de l'homme soviétique en tant que type culturel et historique spécial, combinant l'idéal international de la lutte ouvrière avec la grande idée nationale".
L'homme soviétique n'était pas libre. Il vivait dans un cadre surveillé, des maintes restrictions pesaient sur lui. Des esclaves formatés par le régime totalitaire - voilà ce que nous étions selon le discours qui s'est imposé dans l'espace public dès la fin des années 1980 et qui hâtait l'avènement de la démocratie libérale et du marché qui, seuls, pourraient nous libérer.
Pourtant, ce régime "totalitaire" a donné au monde des chefs d'œuvre de culture – littéraires, poétiques, musicaux, cinématographiques - qui comptent parmi les plus grands du XXème siècle. Ils ne sont pas le fruit des êtres formatés et soumis mais des personnes ayant une vie intérieure très riche et une grande liberté d'esprit qui, souvent, paraît très supérieure à celle des nombreux contemporains qui semblent confondre la superficialité et la liberté dont ils ne connaissent pas le prix et dont ils sont psychologiquement, intérieurement incapables.
Le système qui imposait à l'homme soviétique des limites contraignantes, lui fournissait en même temps les clés pour dépasser ces limites et les contester. Institué par une norme collective rigide, l'homme soviétique avait une solidité et une ouverture d'esprit suffisantes pour se concevoir en tant qu'individu autonome. Il pouvait comprendre l'étroitesse de l'idéologie officielle, en rire, plus ou moins secrètement, en fonction de l'époque.
Lorsque, peu après son émigration, Joseph Brodsky revendique son statut de "poète soviétique", il affirme qu'il n'aurait jamais pu devenir ce qu'il était devenu s'il avait grandi en Occident, dont le matérialisme consumériste lui répugne.
L'homme soviétique qui était régulièrement aux prises avec l'idéologie officielle a dû aussi faire face aux multiples manquements du système qui lui fournissait des services publics corrects et un emploi garanti, mais assez peu de biens de consommation courante dont le manque est devenu particulièrement cruel à la fin des années 1980.
Cet homme a donc été forcé d'élaborer moult stratégies de survie et de solidarité. On a moqué ou pris en pitié les Soviétiques, dont le pays "avait des chars mais pas de beurre" mais, aujourd'hui, ce sont eux qui rigolent en entendant des appels de plus en plus persistants à réduire la consommation, à privilégier le local, à recycler, à se passer d'emballages individuels... Tout cela, ils savent le faire parfaitement, tout comme éviter le gaspillage, faire du troc, prendre très rarement l'avion, se servir uniquement des transports en commun, cultiver son potager, confectionner ses vêtements, savoir réparer ses appareils, etc.
Celui qu'on a appelé avec dédain "un assisté éternel" a été, au quotidien, le roi de la débrouille : doté de multiples savoirs pratiques, il était nettement plus autonome que n'importe quel homme contemporain. Et même s'il est devenu, depuis trente ans, un consommateur assidu, il se rappelle fort bien de cette époque où il savait bricoler et se contenter de peu sans forcément être malheureux. Ce n'est sans doute pas ce qui lui manque le plus mais il n'a pas oublié de quoi la vie avant l'avalanche consumériste avait-elle été faite.
Ce qui lui manque certainement plus que la frugalité forcée, c'est une relative égalité sociale et des liens de solidarité très forts qui existaient aussi bien au niveau familial qu'au niveau des quartiers ou des cercles amicaux.
De tout ça, l'homme post-soviétique a gardé un souvenir ému, et il regrette de ne pas pouvoir le revivre. Il sait bien que ce passé est révolu; la nostalgie des temps soviétiques n'équivaut pas à la volonté de reconstruire l'URSS. Elle correspond à de besoins émotionnels parfois assez clairs et parfois inavoués.
Plus que la confiscation de leur Etat, c'est la représentation de ce membre amputé comme un membre entièrement gangréné qui a fait naître, dans la société russe, une contre-réaction qui aujourd'hui terrifie tant d'observateurs qui crient au retour du soviétisme.
La vision univoque et manichéenne imposée par les gagnants de l'histoire dans les années 1990 ainsi que l'attitude de l'Occident vis-à-vis de la puissance qui s'était auto-détruite ont déclenché, dans les années 2000, un violent retour de balancier, et ont mis en branle une volonté de réhabiliter, voire d'édulcorer et de pétrifier ce passé.
Enfin, les espoirs nés lors de la perestroïka font aussi partie des souvenirs très forts qui remontent régulièrement à la surface chez ceux qui les ont nourris et qui leur laissent, aujourd'hui, un goût amer. Nous nous rappelons, avec une émotion particulière, l'effervescence des années 1980, la période où l'on a cru qu'on prenait, enfin, en main notre destin collectif.
Il y a trente ans, nous pensions accéder enfin à la modernité, pouvoir choisir librement le type de société pour y vivre harmonieusement dans la liberté, l'égalité et la fraternité.
Nous ne savions pas qu'à ce moment même l'humanité basculait pour sortir de la modernité; que les individus et collectivités autonomes quittaient la scène pour céder leur place à des systèmes automatiques et cybernétiques, que le politique était en train d'être remplacé par l'économie, et les "grands récits" par la logique des systèmes qui pensent et décident à notre place. Nous ne pouvions pas imaginer que les années 1985-1991, où tout s'écroulait et tout manquait, resteraient pour nous les années probablement les plus libres et les plus enthousiasmantes de notre histoire politique. Que la foi en la force créatrice des individus réunis autour d'un projet national ne serait plus jamais aussi forte dans les décennies à venir …
La nostalgie que l'on éprouve aujourd'hui, c'est aussi la nostalgie de ce "moment moderne" raté; de nos rêves inaccomplis et de la possibilité du rêve en tant que tel.
1991 c'était l'année qui a vu sombrer l'utopie soviétique, mais peut-être aussi l'Utopie en tant que telle.
Karl Mannheim qui a décrit l'utopie comme une force motrice nécessaire à toute action collective a présagé cette disparition et a prévenu qu'elle porterait un coup décisif à la volonté humaine de façonner l'histoire et au politique en tant que tel.
Dans "Idéologie et utopie", il écrit: "Toutes les fois que l’utopie disparaît, l’histoire cesse d’être un processus menant à une fin dernière. Le cadre de référence selon lequel nous évaluons les faits se dissipe et nous restons avec une suite d’événements tous équivalents. […] Le concept du temps historique qui conduisait à des époques qualitativement différentes, disparaît… La disparition de l’utopie amène un état de choses statique dans lequel l’homme lui-même n’est plus qu’une chose. […] « Un tel éloignement de l’élément chiliastique à l’égard de tout ce qui touche à la politique et à la culture […] priverait le monde de signification et de vie. "
La nostalgie de l'URSS qui n'a jamais disparu en trente ans satisfait plusieurs besoins sociaux et remplit plusieurs fonctions.
Elle a été une réponse de la société aux dislocations identitaires majeures qui ont suivi l'effondrement, à la perte par les Russes de leurs repères psychologiques, sociaux et moraux.
Quand les convictions fondamentales d'un peuple sont ébranlées, la nostalgie collective sert à restaurer un sentiment de continuité socio-historique, d'appartenance à un "nous" durable, ainsi qu'à amortir les chocs du présent.
Cette nostalgie a été une réaction à la crise de confiance nationale, à l'humiliation vécue.
Si elle perdure aussi longtemps et soit aussi forte, c'est aussi parce que l'on est collectivement incapables de trouver dans le présent et dans l'avenir des projets suffisamment porteurs et fédérateurs. Ainsi, plutôt que se projeter dans l'avenir, on préfère se réfugier dans le passé, souvent idéalisé ou romanisé, où l'on pense trouver l'unité et le réconfort.
La nostalgie qui s'empare des peuples est entraînée par le déclin de foi en progrès, la crise de capacité d'action collective, l'apathie politique grandissante. Sans images idéales d'un monde meilleur, qu'il soit situé dans le passé ou dans le futur, notre monde serait dépourvu de tout sens de la vie, affirmait Mannheim. Ayant peu d'illusions quant à la possibilité d'un monde meilleur dans le futur, peu d'espérances d'avoir un impact sur le cours des choses, de reprendre le contrôle "des processus et des flux", que nous reste-t-il sauf à chercher le sens dans le passé?
On dirait, qu'en la matière, les ex-Soviétiques ne sont pas une exception.