Auteur: Natalia Routkevitch, politologue, journaliste https://www.facebook.com/natalia.rko
La première parade de la Victoire de la Russie post-soviétique qui s'est tenue le 9 mai 1995 a aussi été la dernière de son histoire où les vétérans de la Grande Guerre Patriotique marchaient en rang sur la Place Rouge, à côté des militaires. A cette époque, de nombreux vétérans étaient encore en vie et en état de tenir debout, même si la "transition vers la démocratie et l'économie de marché" avait précipité un grand nombre d'entre eux vers la tombe, la décrépitude ou la misère noire.
Le pays qui, 5 ans plus tôt, ne connaissait pratiquement aucun clochard et aucun chômeur, s'est rempli, au milieu des années 1990, d'innombrables miséreux, en grande partie de retraités qui tentaient de survivre en vendant des paquets de cigarettes, des chaussettes en laine, des graines de tournesol ou en faisant la manche dans les longs couloirs du métro.
Mais, le 9 mai 1995, les anciens étaient à l'honneur. Le pays qu'ils avaient défendu cinquante ans auparavant n'existait plus mais eux, ils étaient encore là, debout, avec leurs médailles, leurs insignes et leurs œillets rouges, à se serrer les uns contre les autres sous les drapeaux soviétiques et les pancartes de leurs régiments.
Le président Eltsine et tout un parterre d'invités prestigieux les saluaient depuis le mausolée dont l'entrée portant l’inscription "Lénine" a été pudiquement dissimulée sous des branches de sapin. A l'époque cinquante-deux (!) chefs d’État ont répondu présent à l'invitation d'Eltsine. Lui, on l’aimait bien... Il faisait beaucoup rire Clinton. Le soir, des feux d'artifices grandioses ont été organisés à Moscou qui, par ailleurs, se trouvait dans un état de délabrement exceptionnel.
Mais plus que le délabrement des rues, plus que la dépossession matérielle, c'est la dépossession symbolique, l'atteinte à la dignité, la décomposition des esprits qui minaient terriblement les anciens combattants et d'autres Russes dont l’espérance de vie et la natalité n'ont jamais été aussi basses qu'en ces années.
Toutes leurs vies d'antan, leurs anciens repères, leurs idéaux ont été envoyés dans les poubelles de l'histoire. Mis à part un bref moment de gloire du 9 mai, l'Armée rouge était couverte d'opprobre. La campagne militaire 1941-1945 a été dépeinte comme une preuve supplémentaire de la monstruosité du système soviétique. Les soldats, les partisans, la population civile soviétiques ont été représentés comme privés de libre arbitre, lobotomisés, tels de petits rouages d'un État totalitaire, en tous points semblable à l'État-agresseur. Selon cette vision propagée par des leaders d'opinion, tous ces Soviétiques méritaient peut-être de la pitié mais certainement aucune gloire. Ils étaient au mieux des victimes, certainement des bourreaux mais nullement des héros. Présentée ainsi, la Victoire a été annihilée, confisquée au peuple dont le courage et l'abnégation ont été complètement gommés.
Cette vision, dominante chez les élites culturelles dans les années 1990 et encore très présente dans certains milieux, n'a pas rencontré l’adhésion de la majorité des Russes. La société russe avait un besoin vital de conserver le 9 mai comme le jour de gloire et pas de repentance, de communion nationale et pas de règlement de comptes. Pour des raisons connues de tous, aucune autre fête ne suscite en Russie d'émotion comparable à celle suscitée par la Grande Victoire: la douleur, la joie, la fierté, le deuil, la solidarité réunis dans un élan national.
Ainsi, quand presque tous les vétérans se sont éteints, au début des années 2010, leurs descendants ont créé le "Régiment immortel". Initiée par un journaliste de Tomsk, Sergueï Lapenkov, en 2012, cette manifestation spontanée a rapidement pris une envergure nationale (et même internationale); le 9 mai de chaque année, des millions de personnes défilent avec des portraits des membres de leurs familles ayant pris part à la Grande Guerre Patriotique.
Malgré les tentatives des autorités fédérales ou locales d'instrumentaliser ces marches, malgré des excès de zèle de certaines institutions, malgré des maladresses ou des slogans parfois douteux, elles restent profondément populaires, dignes et spontanées.
Ces manifestations patriotiques suscitent de virulentes critiques en Occident (et chez certains Russes); des experts à la réputation bien assise y voient une expression de l'agressivité croissante et du revanchisme; une preuve que la Russie deviendrait une nouvelle fois, "une menace pour le monde libre".
Or, pour des observateurs plus proches du terrain, le Régiment Immortel n'est pas tellement une démonstration de force militaire mais un moment fédérateur, indispensable pour chaque nation et encore plus pour celle qui a failli être anéantie 75 ans auparavant et a vécu, dans les années 1990, une transformation brutale, pouvant mener à la décomposition de la Fédération de Russie.
"La souffrance en commun unit plus que la joie. En fait de souvenirs nationaux, les deuils valent mieux que les triomphes, car ils imposent des devoirs, ils commandent l’effort en commun", disait Ernest Renan. Le Regiment Immortel est incontestablement un moment d'union dans le deuil et un "devoir de mémoire".
Pour les pourfendeurs de la "trop grande héroïsation des Soviétiques", cette dernière serait de la révision et de la manipulation de l'histoire. Pourtant, ceux qui dénoncent "l'acharnement mémoriel" des Russes voient généralement d'un bon œil des lois mémorielles adoptées par des instances européennes depuis l'entrée en UE des pays de l'Europe de l'Est; les lois qui rendent pratiquement équivalents le nazisme et le communisme.
Ces résolutions font oublier que le nazisme et le communisme ont été des ennemis mortels, physiquement et idéologiquement. En les mettant sur le même plan, les décideurs européens bafouent non seulement la mémoire des millions de soldats soviétiques mais aussi celle des millions de communistes européens dont le rôle dans la résistance est difficile à sous-estimer. La dernière résolution en date - la résolution du Parlement européen « sur l'importance de la mémoire européenne pour l'avenir de l'Europe », adoptée en septembre 2019 - a suscité de très vives protestations non seulement des Russes mais aussi de nombreux Européens et a été qualifié par l'euro-député Massimiliano Smeriglio d' "un monument de relativisme et de brouillage de toute intelligibilité du passé".
Résumée schématiquement, la querelle mémorielle entre la Russie et l'Occident tient en cette question: qu'est-ce qui relève davantage de la manipulation de l'histoire - l'héroïsation excessive du rôle de l'armée soviétique dans la Grande Victoire ou la tentative de rendre équivalents le nazisme et le communisme, d'attribuer à l'URSS la première responsabilité dans le déclenchement de la Seconde guerre mondiale ou de minorer la contribution des forces armées soviétiques à la libération du continent. Une autre question qui mérite d'être posée : qui a poussé à l'exacerbation du conflit des mémoires - la Russie ou l'Europe?
Dans son discours à la Chambre des communes en août 1944, Churchill disait "C’est l’armée russe qui a fait le principal travail pour arracher les entrailles de l’armée allemande. Dans l’air et dans les océans, nous pouvions conserver notre place, mais il n’y avait pas de force dans le monde […] capable d’écraser et de battre l’armée allemande jusqu'à ce qu'elle soit soumise à la puissance des troupes russes et soviétiques.»
En mai 1945, à la question : «Quelle est, selon vous, la nation qui a le plus contribué à la défaite de l’Allemagne en 1945 ?», 57% citaient l’URSS, contre 20% pour les Américains. En 2015, à la même question, 54% des Français répondent : «Les Etats-Unis» contre 23% qui disent "l'URSS". (données de l'IFOP). Les données sont sensiblement les mêmes pour d'autres pays de l'Ouest. Tandis qu'en Europe de l'Est, l'affirmation nationale passe systématiquement par la "décommunisation" au Kärcher: destruction de monuments, changement de tous les noms de lieux publics, lustrations, arrachage du récit historique national de tous les éléments qui contrarient la vision actuelle.
On comprendra sans difficulté que la Russie, héritière de l'URSS, voit toutes ces tendances en Europe comme une volonté de dénaturer l'histoire et de s’asseoir sur l'immense sacrifice du peuple soviétique. La montée du patriotisme exacerbé et du sentiment de forteresse assiégée chez les Russes s'explique, en grande partie, par ce revirement européen (qu'ils attribuent aussi à une certaine influence extra-européenne).
C'est à propos de l'autre grande guerre que Roland Dorgelès a écrit, en 1919: "On oubliera... Les voiles de deuil, comme des feuilles mortes, tomberont. L'image du soldat disparu s'effacera lentement... Et tous les morts mourront pour la deuxième fois."
C'est pour que 27 millions de morts soviétiques ne meurent pas pour la deuxième fois que marche le Régiment Immortel.