Auteur: Natalia Routkevitch, journaliste, politologue. https://www.facebook.com/natalia.rko
En Biélorussie qu'il dirige depuis 26 ans, Loukachenko a créé et maintenu en vie un modèle assez unique de "socialisme capitaliste" subventionné de l'extérieur. Contrairement à l'Ukraine, la Biélorussie n'est pas un pays-exportateur de matières premières mais un pays industriel. Et le rôle-clé y est joué par les entreprises d'État. En effet, les gros producteurs industriels appartiennent à l'État et fonctionnent dans le cadre de l'économie planifiée. Ce ne sont donc pas les matières premières mais l'industrie qui apporte la principale contribution au PIB de la Biélorussie.
Le PIB par habitant en Biélorussie est d'environ 6,7 mille dollars, soit 80 % de plus qu'en Ukraine (environ 3,7 mille). D'ailleurs, le PIB de la Biélorussie a quadruplé depuis 1994. À titre de comparaison, le PIB de l'Ukraine ne représente plus qu'un peu plus de 60 % de ce qu'il était en 1990, nonobstant le fait que l'Ukraine est beaucoup plus riche en ressources et quatre fois plus peuplée.
"A la différence de l'Ukraine qui a perdu une grande partie de son potentiel industriel très rapidement après l'effondrement de l'URSS, la Biélorussie a réussi à préserver et à adapter son noyau industriel aux nouvelles réalités. Si au moment de l'indépendance, la situation de l'Ukraine était nettement meilleure que celle de la Biélorussie, aujourd'hui l'économie biélorusse affiche de meilleurs résultats que l'économie ukrainienne", affirme Alexeï Kouchtch, analyste à l'Institut Growford.
D'ailleurs, à en juger par les statistiques officielles, l'économie biélorusse ne se porte pas trop mal, malgré le coronavirus et la crise liée a la pandemie. Selon le Comité national des statistiques de Bielorussie, le PIB s'est élevé à environ 66,3 milliards de roubles (26,9 milliards de dollars) au cours du premier semestre de cette année, soit 1,7 % de moins qu'à la même période l'année dernière. Ainsi, malgré le coronavirus, le déclin de l'économie biélorusse est minime: l'économie biélorusse a perdu jusqu'à 3 % du PIB. À titre de comparaison, l'Ukraine a perdu 6,5 % de son PIB au cours du premier semestre, alors que les États-Unis en ont perdu plus de 20 %.
Le pays offre à sa population un niveau assez élevé de protection sociale et il accuille des investissements étrangers; ainsi la Biélorussie a pris la place de l'Ukraine sur la nouvelle route de la soie, en devenant un important couloir de transit pour les marchandises de l'Europe vers la Chine.
Ce modèle unique repose avant tout sur la coopération très étroite avec la Russie. La Russie est le principal donateur de l'économie biélorusse, et la dépendance de Minsk cette dernière est si forte qu'en cas de querelle avec Moscou, la Biélorussie pourrait être confrontée à une crise de grande ampleur.
La faiblesse de ce modèle est liée aussi à l'existence d'un nombre d'entreprises déficitaires. Elles sont maintenues à flot artificiellement afin de ne pas créer de chômage, grâce aux versements des entreprises rentables et le soutien de la Russie. Qui d'ailleurs contribue grandement à ce qu'elles soient rentables.
"La Russie représente jusqu'à la moitié des échanges commerciaux de la Biélorussie, ce qui permet de conserver un haut niveau d'industrialisation du pays. Les produits biélorusses ne sont clairement pas très compétitifs sur le marché mondial. Personne en Europe n'a besoin de ses tracteurs et autres machines agricoles, la Russie étant leur seul marché. L'industrie ukrainienne, en particulier le secteur de construction de machines, avait une dépendance similaire vis-à-vis du marché russe. En 2014, quand le nouveau régime a decidé de renoncer au marché russe, l'économie ukrainienne a rapidement glissé vers l'export de matières premières en fermant beaucoup d'usines restantes. Mais la Biélorussie ne possedant que peu de ressources naturelles n'a pas cette possibilité. Par conséquent, la connexion avec le marché russe est vitale pour l'économie biélorusse", considère Alexei Kushch.
Des exemples qui confirment à quel point l'économie biélorusse est intégrée dans l'économie russe sont légion. Ainsi, les producteurs d'équipements militaires biélorusses assurent 15% des commandes du secteur de la défense russe pour un budget total de 1,5 milliard de dollars par an.
Selon le FMI, le soutien russe a représenté entre 11 et 27 % du PIB biélorusse au cours des différentes années. Par exemple, de 2005 à 2015, la Russie a injecté environ 106 milliards de dollars dans l'économie biélorusse, selon le rapport du FMI. La part des investissements privés russes dans les IDE reçus par la Biélorussie au cours du premier semestre de cette année s'élève à 42,8%. La Russie a également habitué la Biélorussie au pétrole bon marché ce qui a permis aux Biélorusses de tirer un bon profit du raffinage.
Bref, "l''économie de la Biélorussie est très dépendante des énormes subventions de la Russie. Sa situation dépend directement de l'amitié politique avec la Russie", résume l'analyste Maxim Oryshchak.
Or, la Russie elle-même semble de plus en plus fatiguée par cette pesante tutelle. Le Kremlin soulève régulièrement la question de réformes visant à rendre le voisin biélorusse moins dépendant des subventions.
Mais Loukachenko rejette toutes ces propositions en menacant de se retourner vers l'Occident, et en provoquant des scandales, ce qui a entraîné un refroidissement notable des relations bilaterales ces dernières années.
Qu'est-ce qui attend l'économie bielorusse dans les mois qui viennent? Cela va dependre du scénario que vont prendre les evenements et de la personnalité du succeseur de "Bat'ka".
Soit c'est un scénario armenien, et, après les protestations de masse, un nouveau gouvernement va continuer à travailler en étroite collaboration avec Moscou.
Soit, c'est un scenario plus proche de l'ukrainien et le nouveau gouvernement choisira de couper le cordon avec la Russie et de se tourner résolument vers l'UE.
Dans ce cas, "même si l'on exclue des options extrêmes et que tout ne se termine que par une "querelle", l'économie bielorusse sera à deux doigts de s'effondrer", affirme l'expert Sergueï Rodler.
"Désindustrialisation rapide, effondrement brutal de l'économie, migration massive de la main-d'œuvre... En fait, sans Loukachenko, la Biélorussie aurait depuis longtemps été placée quelque part entre la Moldavie et le Kirghizstan. Elle peut, à présent, y descendre et de maniere assez brutale", renchérit Alexei Kushch.
En outre, la privatisation et la suppression de subventions aux entreprises non rentables (ce qui est inévitable dans le cas du choix du vecteur de développement occidental) entraîneront la fermeture rapide d'une grande partie (voire de la plupart) des usines. Car même les entreprises rentables peuvent devenir non rentables à cause de la perte du marché russe.
Mais, même si Loukachenko reste au pouvoir, Moscou n'a plus ni moyens ni envie de sponsoriser la Biélorussie aussi généreusement que par le passé.
L'une des conditions essentielles posées par Moscou pour préserver les subventions à Minsk sont des coupes budgétaires et la réduction de dépenses publiques. Le socialisme à la biélorusse vit donc ses derniers jours. Il est très peu probable que la Chine veuille payer pour offrir un niveau de vie décent à la population biélorusse.
Un hommes d'affaires biélorusse interrogé par le Strana.ua pense, lui aussi, que le système socio-économique unique, créé par Loukachenko, touche à sa fin quelle que soit l'issue de la confrontation actuelle:
"La seule question est de savoir dans quelle direction on va aller - vers une plus grande intégration avec la Russie ou vers l'Occident. Dans le premier cas, si le soutien de Moscou est maintenu (même diminué), la transition sera moins brusque et on évitera la fermeture de nombreuses entreprises, même en cas de privatisation. Dans le second cas, l'effondrement sera très brutal, et il faudra de longues années pour que l'économie se reconstruise et trouve sa niche dans la division mondiale et européenne du travail".
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Source: Strana.ua, Chto-budet-s-belorusskoj-ekonomikoj-bez-lukashenko-i-kak-eto-otrazitsja-na-ukraine