Auteur: Natalia Routkevitch, journaliste et politologue. https://www.facebook.com/natalia.rko
Plusieurs commentateurs ont, à juste titre, mis en lumière toutes les différences entre l'Euro-maïdan ukrainien de 2014 et le soulèvement biélorusse en cours. Néanmoins, certains éléments qui inquiètent des observateurs régionaux laissent croire que le scénario de la "maïdanisation" - c'est à dire la transformation de protestations pacifiques en un affrontement violent, la scission de pays entre les "pro-russes et les "pro-occidentaux", l'immixtion de forces étrangères, la montée du nationalisme ethnique et la rupture radicale avec la Russie dont la Biélorussie dépend financièrement encore plus que l'Ukraine - n'est pas à exclure.
Quels sont ces éléments?
L'adversaire de Loukachenko, Svetlana Tikhanovskaïa, réfugiée depuis le 11 août en Lituanie, s'est déclarée prête à assumer le rôle d'un "leader national" et a appelé l'UE à ne pas reconnaître Loukachenko comme vainqueur de l'élection. Elle a formé un Conseil de coordination afin "d'assurer une transition pacifique du pouvoir". Officiellement, Tikhanovskaïa n'a pas, aujourd'hui, de programme politique, son seul objectif étant "l'organisation des élections libres et démocratiques sous supervision internationale ». Cependant, il est plus que probable que, si Loukachenko s'en va, c'est un candidat issu de l'entourage de Tikhanovskaïa qui va rafler la mise.
Qui sont les gens inclus dans ce Conseil? La première chose qui saute aux yeux: la plupart de ses membres sont issus de la société civile, notamment du monde des affaires, du milieu associatif et de l'élite culturelle. Parmi eux: écrivaine Svetlana Aleksiévitch, président de l'association pour la défense des droits de l'homme "Viasna" Ales Beliatski, président du mouvement "Pour la liberté" Youri Gubarevich, chef de cabinet de l'opposant emprisonné Viktor Babaryko, Maria Kolesnikova, juriste Liliya Vlasova, fondateur d'une boutique en ligne Symbal Pavel Beloous, militante Alana Gebremariam, universitaire Vladzimir Dunayev, etc.
Ce groupe peut ėtre décrit comme progressiste, libéral, pro-européen et extrêmement critique vis-à-vis du passé soviétique et de son héritage. La plupart de ces gens sont, depuis fort longtemps, en opposition frontale à la politique de Loukachenko qu'ils considèrent, dans sa globalité, comme un naufrage. C'est pour cette raison que plusieurs d'entre eux ont participé, peu avant les élections de cet ėtė, à l'élaboration du "Paquet de réformes pour la réanimation de la Biélorussie".
Pour citer quelques mesures principales, elles prévoient la sortie de la Biélorussie de la plupart des traités qui la lient à la Russie (l'Union économique eurasienne, l'Union douanière, etc); l'interdiction des organisations "pro-russes dont les activités sont contraires aux intérêts nationaux", l'imposition à marche forcée de la langue biélorusse dans tous les domaines et le retrait de statut de langue officielle au russe qui reste toujours prépondérant au pays; la décommunisation radicale et le rapprochement avec l'UE; l'attraction de grands groupes internationaux; la privatisation presque totale et la démonopolisation à grande échelle; la fermeture de toutes les productions déficitaires; l'ouverture à la vente des terres agricoles; l'adoption de standards de base de l'UE pour les biens et les services, et de standards de l'OTAN dans le domaine militaire; le remplacement d'hydrocarbures russes par le gaz de schiste américain; l'indépendance de l'Eglise biélorusse, etc.
Les réformes qui rappellent, comme deux gouttes d'eau, celles menées depuis 2014 en Ukraine. D'ailleurs, même le nom de "mesures de réanimation" est un calque du projet ukrainien proposé par un groupe d'opposants libéraux en Ukraine en 2014. Depuis, la libéralisation massive et le conflit civil ont ruiné des millions d'Ukrainiens et ont démultiplié la dette du pays et sa dépendance vis-à-vis des forces extérieures (sans parler des milliers de tués, blessés, déplacés etc).
Depuis quelques jours, le lien vers la liste de réformes mise sur le site de la coalition des forces d'opposition biélorusse (soutenues par l'UE, USAID, La Fondation européenne pour la démocratie et d'autres organismes occidentaux) a eté désactivé. Hier, l'entourage de Tikhanovskaïa a rejeté la parenté de l'opposante avec ces mesures, même si, peu de temps avant, la candidate indiquait clairement les soutenir. Mais si le Conseil est très réservé sur ses projets et ne donne rien de concret, le contenu du programme d'un candidat d'opposition issu de ce conglomérat ne fait, pour un nombre d'observateurs locaux, aucun doute : il sera semblable à celui des libéraux-nationalistes ukrainiens.
D'ailleurs, les débats internes, notamment sur les réseaux sociaux, deviennent de plus en plus agressifs, et les informations sur la violence extrême des forces de l'ordre (surtout entre le 10 et le 12 août quand plusieurs centaines de personnes arrêtées ont, vraisemblablement, été battues et torturées) mettent, tous les jours, un peu plus d'huile sur le feu. L'État a voulu intimider les manifestants, mais cela a eu l'effet inverse, celui d'amplifier les troubles. Beaucoup de Biélorusses, jusqu'ici apolitiques, sont sortis dans la rue, indignés par tant de violence. Depuis plusieurs jours, l'opposition appelle à la grève générale pour bloquer le travail des grandes usines du pays mais pour le moment ça ne prend pas malgré les promesses diffusées par le principal portail d'opposition "Nexta" de soutenir les grévistes financièrement. La direction de la chaine "Nexta" se trouvant en Pologne est d'ailleurs décrite comme un véritable coordinateur des protestations.
Un ingénieur-technicien de l'usine électrotechnique de Minsk explique pourquoi il ne souhaite pas répondre à l'appel de l'opposition et se joindre à quelques grévistes: "Moi aussi, j'en ai marre de Loukachenko et je veux des élections honnêtes. Mais ceux qui sont en grève n'ont sans doute pas lu les propositions de Tikhanovskaïa et de son équipe. S'ils arrivent au pouvoir, il n'y aura plus d'usines. Elle veut tout privatiser et se réorienter vers l'Ouest. Mais qui a besoin de nos produits en dehors de la Russie ? Les usines vont fermer, comme ça s'est déjà produit aux Pays Baltes. A la place, ils vont nous construire des centres commerciaux. Regardez les usines de l'Ukraine - où sont-elles ?"
La crainte de la récupération de la protestation nationale par un groupe socio-politique ayant un agenda très éloignė des attentes des masses est donc rėelle.
Enfin, une menace encore plus sérieuse est celle liée à la division du pays et au conflit civil. A la difference de l'Ukraine, en Biélorussie la division ne serait pas géographique; en revanche, une mauvaise gestion pourrait provoquer un conflit memoriel, linguistique et politique, voire religieux. Les germes de cette division sont visibles lorsqu'on prête attention au fait que les Biélorusses sortent dans la rue sous les drapeaux différents. Le drapeu de la majorité des protestataires et blanc-rouge-blanc, tandis que le drapeau officiel est rouge-vert. Les partisans de Loukachenko (mais pas qu'eux) sortent dans les rues avec le drapeau officiel. Or, le drapeau, ce n'est pas simplement un bout de tissu, ni juste un élément de ralliement hic et nunc; le drapeau national est une expression de tout un imaginaire collectif d'un peuple: une vision du passé, de repères, du chemin historique...
Que symbolisent ces drapeaux? Le drapeau blanc-rouge-blanc (très semblable au drapeau polonais) associé au blason du Grand-duché de Lituanie est né en mars 1918, après la proclamation de la République populaire biélorusse. L’emblème se réfère à la période de Grand-duché de Lituanie, considéré par les nationalistes comme le siècle d’or. Ce drapeau disparaît en 1919 avec la prise de contrôle par les Soviets. Le drapeau de la République soviétique socialiste de Biélorussie est d’abord rouge et voit apparaître les caractères cyrilliques БССР (BSSR) en or à haut à gauche, puis la faucille et le marteau. Le drapeau rouge et blanc est alors utilisé par l'émigration biélorusse et les mouvements nationaux biélorusses. Il a été autorisé pendant l'occupation nazie et arboré par certains collaborationnistes durant cette periode. Rapidement après la guerre, la République Biélorusse adopte (de 1951 à 1991) un drapeau rouge et vert, ressemblant à l’actuel drapeau, orné de la faucille et du marteau dorés.
A la fin des années 1980, le drapeau blanc-rouge-blanc est devenu un symbole non officiel de la lutte pour l'indépendance de la Biélorussie. Il a été approuvé comme drapeau national du pays après l'ėffondrement de l'URSS, de 1991 à 1995. En 1995, à l'initiative du président Loukachenko élu sur la vague du rejet des réformes libérales, un référendum a été organisé pour décider, entre autres, de l'établissement d'un nouveau drapeau et d'un nouveau blason. 75,1 % des participants ont voté pour les nouveaux symboles qui rappellent le passé soviétique de la République mais aussi sa lutte contre le nazisme et le très lourd tribut que la Biélorussie avait payé (plus de 650 villages biélorusses ont connu le sort d'Oradour-sur-Glane). L'opposition a cependant continué, jusqu'à ce jour, à utiliser le drapeau blanc-rouge-blanc.
Ainsi, deux Biélorussies, avec des visions de plus en plus conflictuelles, seraient-elles déjà en train de se former...
Dans cette situation potentiellement explosive, la priorité absolue de tous les acteurs et médiateurs du conflit en cours doit être d'eviter, par tous les moyens, la polarisation de la société et l'enfoncement dans un conflit civil.