Auteur: Jihad Wachill (Président du Conseil Francilen du Mouvement de la Paix).
La doctrine Primakov constitue le socle de la politique étrangère russe, en posant les orientations fondamentales depuis plus d’une vingtaine d’années. Toutefois, la guerre en Ukraine constitue une rupture avec un des piliers de la doctrine Primakov : l’importance accordée au multilatéralisme et à la légalité internationale.
Le narratif officiel russe fait de Poutine l'homme qui a redressé l'économie russe moribonde dans les années 90. Un bémol toutefois : le redressement économique de la Russie doit au moins autant à l'action de Primakov en 1998-1999. Premier ministre russe dans la période qui a précédé l'arrivée au pouvoir de Poutine, Primakov avait mis fin à la politique de «libéralisation sauvage » d'Eltsine et entamé le tournant eurasiatique de la Russie (vers la Chine, mais aussi l'Inde). Mais Primakov, trop proche des communistes, a été destitué en 1999. Et son bilan plus ou moins effacé du narratif officiel russe, afin d’en permettre la récupération par Poutine. Mais son nom n’a toutefois pas pu être totalement effacé. La «doctrine Primakov», qu'il a théorisée en qualité de Ministre des Affaires étrangères russe, pose les fondamentaux de la politique étrangère russe depuis.
La doctrine Primakov : le socle de la politique étrangère russe.
Cette dernière s'articule autour de trois idées fortes : premièrement, la Russie ne peut être réduite à une puissance européenne moyenne ; deuxièmement le monde post-guerre froide doit être multipolaire, reposer sur le multilatéralisme, et non être dominé par les seuls États-Unis ; troisièmement, la Russie a un droit de regard sur les ex-républiques soviétiques, qualifiées comme « étranger proche ». Sans cela, impossible de comprendre la politique étrangère russe, et a fortiori ce qui se passe actuellement en Ukraine. Une « ligne rouge » a été tracée en réalité il y a près d'un quart de siècle déjà : la Russie refuserait tant qu'elle le pourrait (en 2004, elle ne le pouvait pas, mais aujourd'hui si…) l'installation d'une alliance hostile à ses frontières dans l'espace ex-soviétique, vu comme sa zone d’influence naturelle.
Des velléités occidentales affichées en 2021-22 d'intégrer l'Ukraine dans l'OTAN ont, par exemple, pu apparaître du point de vue russe comme le franchissement d'une « ligne rouge ». Déjà en mars 2004, six pays ayant appartenu à l'URSS ou à l’ancien « bloc de l'Est » ont rejoint l'OTAN et, en avril 2008, le sommet de Bucarest annonce que la Géorgie et l'Ukraine deviendront membres de l'OTAN à terme, générant une intervention militaire russe en Géorgie. Certains s'offusqueront de cette « ligne rouge » russe au nom de la « souveraineté » ukrainienne (toute relative, tout de même depuis 2014, mais dans le sens « euro-atlantiste »). Mais il ne s'agit là qu’une transposition russe à l'espace ex-soviétique, dans une forme très atténuée même à y regarder de plus près, de la « doctrine Monroe » appliquée par les USA en Amérique latine.
La guerre en Ukraine, une rupture avec la doctrine Primakov ?
Toutefois, la situation actuelle en Ukraine est aussi une rupture partielle avec la doctrine Primakov, et donc avec la politique étrangère russe pendant un quart de siècle: si cette doctrine défend un monde multipolaire, c’est en récusant l’unilatéralisme au profit du multilatéralisme et du respect du Droit international. Ainsi, la Russie a rompu avec le multilatéralisme et le légalisme de la doctrine Primakov depuis trois ans. L'avenir dira ce qu'il en ressortira, mais une certitude prédomine : la prolongation de cette guerre n’apportera rien de bon, aussi bien pour les peuples ukrainien que russe. En tout état de cause, ce conflit ne saurait s’expliquer par un dérangement de la personnalité affectant Poutine ou par une forme de déraison morbide consubstantielle à « l'âme russe ». Il découle d’une logique rationnelle et froidement mécanique de confrontation d'intérêts géostratégiques.
Comment sortir de cet engrenage guerrier? Par la désescalade militaire, un cessez-le-feu durable et la négociation d'abord. Mais aussi par un effort de compréhension mutuelle et le retour de la Russie à la « doctrine Primakov » dans son intégralité, y com- pris son multilatéralisme et son légalisme international. Et certainement pas en mettant de l’huile sur le feu en déversant sur l’Ukraine des armes et des combattants étrangers, dont nombre gravitent dans la mouvance de l’extrême-droite « identitaire », avec un retour de flamme prévisible dans les prochaines années.
Source: Planète Paix; No.700 (avril 2025), p.19.