От редакции: мы начинаем публикацию серии статей, отражающих мнения представителей русскоязычной общины Франции о предстоящем голосовании по поправкам в Конституцию. Как и обычно, публикуемые материалы отражают точку зрения авторов, а не редакции - которая считает необходимым общественный диалог по важным вопросам развития нашей страны.
Auteur: Natalia Routkevitch, journaliste, politologue
Dans son article "Long Etat de Poutine" (publié en 2019) qui a fait date, Vladislav Sourkov, l'idéologue de la "démocratie souveraine" russe, a qualifié la gouvernance mise en place par Vladimir Poutine de "modèle efficace de survie et d'ascension de la nation russe pour les 100 ans à venir".
Le référendum sur la Constitution organisé en Russie (du 25 juin au 1er juillet) est appelé en quelque sorte à institutionnaliser le poutinisme et à rendre ce modèle pérenne. Lancée par le chef de l'exécutif au mois de janvier, la grande réforme de la Constitution (plusieurs dizaines d'amendements) est l'aboutissement législatif des 20 ans de son règne; l'inscription dans le marbre de la Loi fondamentale de la vision que Poutine a de l'Etat russe et de son destin historique.
Ces amendements correspondent largement aux orientations conservatrices et à la mise en avant des "valeurs traditionnelles" qui sont le pilier idéologique du pouvoir depuis une dizaine d'années. Ils incorporent à la Constitution :
- la référence à Dieu et à la "mémoire des ancêtres", la défense de la « vérité historique » et la protection du patrimoine national culturel;
- la définition du mariage comme l’union entre un homme et une femme ;
- une réaffirmation de la souveraineté du pays (prévalence de la Constitution nationale sur le droit international, adoption de nouvelles dispositions visant à garantir l'intégrité territoriale)
En outre, les amendements favorisent le renforcement de la verticale du pouvoir et une nouvelle distribution des prérogatives entre les trois branches du pouvoir ainsi qu'entre le centre fédéral et les régions; l'élargissement des prérogatives de la Douma et du premier ministre dans la formation du gouvernement ; l'attribution de nouvelles compétences au Conseil d'Etat ; l’extension du contrôle par l'exécutif du pouvoir judiciaire, etc.
Enfin, un grand nombre d'amendements dits sociaux imposent à la Russie un cadre d'Etat-providence tenu de garantir à tous, surtout aux plus faibles, une existence digne (indexation obligatoire des allocations et des retraites, amélioration de l'accès à la santé, accroissement des aides sociales à l'enfance, etc).
Diverses enquêtes d’opinion montrent que les Russes sont, dans leur grande majorité, favorables à cet ensemble d’amendements. Même s'ils comprennent qu'un certain nombre de garanties risquent de rester lettre morte, les citoyens semblent approuver l'intentionnalité sociale de la Constitution, « l'esprit des lois » d’un Etat protecteur qui correspond à leurs attentes et, plus globalement, à l'imaginaire national d'un peuple qui a vécu 70 ans de socialisme.
Les amendements dits idéologiques ont provoqué quelques controverses mais suscitent l'adhésion de la majorité tandis que les amendements politiques et institutionnels laissent les électeurs plutôt indifférents.
Sauf un : celui sur la « remise à zéro » des mandats présidentiels. Cet amendement ne faisait pas partie du paquet initial mais a été proposé, lors d’une session de la Douma du 10 mars, par la députée Valentina Terechkova (très connue en Russie en sa qualité de première femme à être sortie dans l'espace en 1963, aujourd’hui âgée de 83 ans).
Rappelons que la Constitution russe de 1993 interdit à un même individu d’effectuer plus de deux mandats présidentiels consécutifs. Poutine s’est d’abord conformé à cette règle : après ses deux premiers mandats (2000-2004 et 2004-2008), il avait cédé son fauteuil au Kremlin à Dmitri Medvedev pour la période 2008-2012, avant de redevenir président en 2012, cette fois pour une durée de six ans et non plus quatre, la longueur du mandat ayant alors été allongée de deux années. Réélu en 2018 pour un nouveau mandat de six ans, il est donc normalement tenu de quitter le Kremlin en 2024.
L’amendement avancé par V. Terechkova remettra à zéro le nombre des mandats de Poutine. En 2024, ce dernier pourra donc concourir de nouveau à la fonction présidentielle et être élu pour six années de plus, puis se représenter à sa propre succession en 2030 pour un nouveau mandat de six ans, qui serait nécessairement son dernier (car le paquet initial d’amendements comprend une disposition nouvelle sur cette question : désormais, un même individu ne pourra plus effectuer que deux mandats en tout, que ceux-ci soient consécutifs ou non).
Poutine avait-il-préparé d'avance la remise à zéro de ses mandats ou a-t-il pris cette décision au dernier moment ? Les avis des observateurs divergent. Quoi qu'il en soit, cette proposition provoque un véritable clivage au sein d’une société russe jusqu'ici globalement acquise à la réforme constitutionnelle. Même parmi les soutiens du président, beaucoup ont été outrés par la douteuse mise en scène du 10 mars. Quant aux adversaires de Poutine et à une partie d'opinion publique, ils considèrent que l’ensemble des amendements proposés au vote ne sont qu'un épais rideau de fumée qui sert à faire discrètement passer l'extension pour douze années supplémentaires de ce qu’ils appellent la "dictature de Poutine". Même l‘opposition dite systémique, habituellement docile, s’est, cette fois-ci, montrée plus rebelle ; ainsi les communistes ont qualifié le referendum à venir de « profanation de a démocratie ».
Dans le "Long Etat de Poutine", Sourkov affirme que le poutinisme n'a pas besoin d'être incarné par Poutine pour continuer à exister et même s'exporter à l'étranger. Mais l’éventuelle prolongation de la présidence du leader maximo semble mettre à mal cette théorie : pourquoi s'arroger le droit de régner jusqu'en 2036 et abîmer son image (le taux de popularité du président a baissé ces derniers mois) si le système créé par Poutine n'a pas besoin de lui pour survivre?
Poutine lui-même a récemment déclaré avoir confiance en la solidité et en la résilience du système étatique russe. S'il a accepté l'amendement sur la remise à zéro de ses mandats, c'est, explique-t-il, pour "que le fonctionnement normal des structures de l'Etat ne soit pas perturbé avant l'échéance de 2024"..."Si l’on n'adopte pas l'amendement sur la remise à zéro, les dirigeants à tous les niveaux vont, au lieu de travailler, tourner la tête à droite à gauche à la recherche d'un successeur. Il faut travailler et non pas chercher des successeurs", assène Poutine le 20 juin.
Pour le Kremlin, cela ne veut pas dire pas que le pouvoir russe "reste inchangé". Bien au contraire, "les changements et les rotations dans le pouvoir sont permanents et on aurait tort de ne pas s'en apercevoir", commente le lendemain le porte-parole du Kremlin Alexeï Peskov.
Ces déclarations nous rappellent, premièrement, que, selon ses dirigeants, la « démocratie souveraine » russe peut très bien se passer de l'alternance au poste suprême. Cette alternance n'est pas vue par eux comme le gage principal de la démocratie. "L'illusion d'avoir un choix est l'illusion principale de la vie et de la démocratie occidentale », écrit ainsi Sourkov, pour qui la mise en avant de l'alternance n'est qu'un faux nez qui cache les véritables détenteurs du pouvoir en Occident : l’« Etat profond », c’est-à-dire un réseau opaque de "decision makers" qui gère la vie des sociétés occidentales de manière tout sauf démocratique. Les contraintes et les violences exercées par les détenteurs du pouvoir en Russie ne sont pas plus fortes que celles exercées en Occident, mais nettement plus visibles car elles restent à la surface, dit-il. Un avis identique a été maintes fois émis par plusieurs hauts gradés russes.
Enfin, il est fort possible que ledit amendement ait d'autres finalités que de laisser Vladimir Poutine président à vie ou presque...
En s’offrant la possibilité de prolonger sa présidence au delà de 2024, ce dernier a envoyé un signal fort aux clans concurrents (les "Tours du Kremlin") qui étaient, depuis quelque temps, entrés en état de grande agitation. Le chef de l'Etat a pu ainsi vouloir calmer leurs ardeurs et montrer qu'il restait le seul arbitre et garant de l'équilibre du système qu’il a mis en place.
La manœuvre peut aussi servir à doucher les espoirs de l'opposition hors système, des oligarques en exil ou des acteurs étrangers qui nourrissent des espoirs de "transition libérale-démocratique".
Il est plus que probable que Poutine n'a pas encore trouvé de successeur: celui qui a la bonne carrure pour porter la lourde couronne de Monomaque, être l'arbitre suprême, respecté de ses boyards et aussi le garant du statut international du pays péniblement rétabli après une période très humiliante. Poutine tient à rester maître du processus de transition. C’est pour cette raison qu’il veut avoir en sa possession le joker de remise à zéro des mandats qu'il pourra sortir de sa poche s'il en a envie. Revenez au travail, circulez, il n'y a rien à voir, signale-t-il à ses collaborateurs. Ce n'est pas la peine de jacasser sur l'après-Poutine, car l'après n'aura, peut-être, pas lieu de sitôt...
L'annonce de ce "peut-être" qui a été interprété et dénoncé comme "à coup sûr" a eu son effet. Bien sûr, elle a coûté à Poutine quelques points dans les sondages. Mais elle a aussi mis KO l'opposition qui a été plutôt démoralisée et incapable de s'unir autour d'une stratégie de contestation commune: fallait-il aller voter contre les amendements, boycotter le référendum, proposer un projet alternatif ?
Les sondages montrent que les adversaires du projet sont beaucoup moins déterminés à se rendre aux urnes que les soutiens. L'enjeu n'est donc pas tellement si le "oui" va gagner ou non, mais surtout de savoir quel sera le taux d'approbation et de participation. Le Covid-19, encore très présent en Russie, la date d'organisation du scrutin, en plein milieu de la saison des vacances, et finalement l’intérêt assez modeste que les Russes portent vers ce vote ne jouent pas en faveur d'un large plébiscite. Or, le président souhaite un large plébiscite (au moins égal ou supérieur à celui du référendum sur la Constitution de 1993 quand la participation avait été de 64%). C’est pour cette raison que la procédure de vote a été étendue sur plusieurs jours et que tous les moyens de l’Etat ont été mobilisés pour inciter les gens à se rendre aux urnes. Car c'est le vote populaire qui légitimerait une refonte étatique et qui ancrerait une « certaine idée de la Russie » que Poutine veut laisser en héritage à son pays.